Au temps jadis

Martin Karplus

  • Exposition

16.05 - 20.07.2008

  • Strasbourg

du 16 mai au 20 juillet 2008

EDITION

Exposition soutenue par la DRAC Grand Est, la Région Grand Est et la Ville de Strasbourg.

1954, 1956. Un voyage si proche de celui de Nicolas Bouvier. Martin Karplus parcourt l’Europe et les États-Unis entre deux sessions de science, son Leica dans la poche. Les gens fixent le voyageur, trompés par cet objectif à visée indirecte. Pellicule Kodachrome. Couleurs étonnantes. Martin Karplus prend des milliers d’images : personnages sortis tout droit de téléfilms, cartes postales aux couleurs criardes, décors irréels. Pour ses 70 ans sa femme décide de faire tirer quelques-uns de ces kodachromes. Surprise.

Je me souviens de ce lac près de Biograd. Glacé et plat. Certainement une gerçure de la mer Adriatique. Nous y avions collé deux silhouettes de pécheurs, salopette dure et foulard rouge. Puis un troisième personnage était arrivé. Grand, mince, improbable, mains dans les poches de son pardessus noir.
Je me souviens de cette langoureuse journée en Moselle. Les femmes suffoquaient, il fallait un tracteur sur le pont de bois. Un tracteur dont on ne verrait pas les occupants, tournés vers le village. Il fallait aussi un ventre sur la droite, une chemise ouverte sur un torse suant.
Je me souviens aussi de ces hommes sur la terrasse de Skopje, des deux Indiens qui fumaient sur le seuil d’une échoppe, de la maison au toit de chaume, des westerns, des petites filles roses qui s’en allaient à l’école, de Don Camillo au puits, d’une silhouette noire sur un chemin croate.

Je me souviens d’une brochette d’hommes sur un banc, tête basse. Nez dans leurs journaux ou dans leurs chaussures. Chapeaux. Une vieille femme avait traversé l’image au ralenti. Les hommes étaient apparus. (Le dernier se mouchait.)
Vieil ange blanc du temps jadis. Martin est arrivé un jour, 50 tirages sous son bras.
Arrivé d’on ne sait où. Chimiste reconnu mais ça ne nous disait rien. Français impeccable, voix vacillante. Une souris était morte dans le cagibi. Tragédie. Il s’est accroupi. Le personnage était coincé entre les étagères de métal. D’accord pour l’exposition. D’accord pour ces personnages sortis tout droit de téléfilms, d’accord pour les cartes postales aux couleurs dissonantes, pour les tableaux que nous n’avons jamais connus.

Céline Duval


« Ce matin, soleil éclatant, chaleur ; je suis monté dessiner dans les collines.
Marguerites, blés frais, calmes ombrages. Au retour, croisé un paysan monté sur un poney. Il en descend et me roule une cigarette qu’on fume accroupis au bord du chemin. Avec mes quelques mots de serbe je parviens à comprendre qu’il ramène des pains chez lui, qu’il a dépensé mille dinars pour aller trouver une fille qui a de gros bras et de gros seins, qu’il a cinq enfants et trois vaches, qu’il faut se méfier de la foudre qui a tué sept personnes l’an dernier. »

Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde, Extrait, Petite bibliothèque Payot / Voyageurs, 1992.


Travnik, Bosnie, le 4 juillet.

Quand j’ai terminé mon doctorat à l’université Cal Tech (California Institute of Technology) en 1953, mes parents m’ont fait cadeau d’un Leica IIIC. J’ai amené mon Leica lorsque je suis parti pour Oxford, en Angleterre, où j’allais continuer mes études à l’Institut des Mathématiques (Mathematical Institute). Je n’avais que 23 ans et, n’ayant jamais fait une pause dans mes études, j’avais très envie de séjourner en Europe et de me confronter à autre chose que la science. Une bourse de la National Science Foundation me donna un salaire généreux (pour l’époque) de $3000 par an, ce qui était suffisant pour faire de nombreux voyages. En dehors des trois sessions de six semaines chacune à Oxford, j’ai parcouru toute l‘Europe. La rencontre avec les gens, la découverte de leur culture, de leur art, de leur architecture et de leur cuisine a été une expérience forte qui m’a marqué à vie. Voulant garder le souvenir de ce que j’ai vu pendant ces voyages, j’ai pris de nombreuses photos. Ces photos préservent ma vision d’un monde qui a largement disparu depuis. La croissance économique, la communication globale et la guerre ont eu des conséquences irréversibles. Beaucoup de villes et de villages que j’ai visités ont été remplacés ou détruits. L’habit traditionnel de l’époque n’existe plus que pour des animations touristiques, le tissu social des communautés a été brisé. Beaucoup des gens que j’ai photographiés appartiennent à cette dernière génération à vivre comme on vivait depuis des siècles. Chaque endroit visité en Europe et aux États-Unis avait ses propres traditions qui n’existent plus, victimes de l’homogénéisation du monde.

Martin Karplus


Martin Karplus est né à Vienne, en Autriche, et a émigré avec ses parents et son frère aux États-Unis en 1938. Il a étudié au Harvard College puis au California Institute of Technology. Il passe deux années de post-doctorat à Oxford, en Angleterre, avant de rentrer aux États-Unis à University of Illinois. En 1966, il devient professeur de chimie à Harvard University où il continue à faire de la recherche. En 1996, il est nommé professeur conventionné de l’Université Louis Pasteur. Avec sa femme Marci, ils partagent leur temps entre Cambridge, le Massachusetts et Strasbourg.