Le premier jour d’intervention est le plus complexe tant sur le plan de l’organisation que sur le plan humain car chaque prison est une citadelle à conquérir.
Il faut gérer, patiemment, l’entrée dans les lieux. Plusieurs guichets, portails et portes à passer. Montrer patte blanche et savoir attendre. Une carte d’identité oubliée, un document mal rempli, une liste de matériaux manquante ou mal transmise et l’atelier peut être remis en question.
Dès le franchissement de la porte d’entrée, dès qu’on entre physiquement dans la prison, on se sent traversé par quelque chose de lourd. Un mélange de fatigue et d’appréhension qui peut très vite épuiser l’énergie nécessaire à l’animation. La grisaille s’impose alors il faut se ressaisir.
On s’est engagé auprès de ces hommes qu’on ne connait pas. On s’est engagé à les embarquer dans une aventure artistique. Alors hop, on se secoue un peu. On se balance des blagues et on y va… malgré… malgré.
Dans le premier sas il faut apprendre à se défaire des objets interdits d’entrée : téléphone portable, clés USB, nourriture, couteaux…
Pour franchir le portail de sécurité, il faut se défaire des ceintures, bijoux, montres et parfois aussi enlever ses chaussures. Cela prend du temps, de l’énergie. Ensuite il faut apprivoiser les trajets dans l’établissement : couloirs, coursives, portes, escaliers… Et attendre que les passages et les grilles s’ouvrent. Il faut apprivoiser également les règles, les contraintes, les imprévus…
Entrer pour la première fois dans une prison, c’est physique.
Le premier jour est aussi celui de la rencontre avec les participants. Les détenus ou les prisonniers, on ne sait pas quel est le bon terme à employer. Heureusement, s’imposera le seul qui soit valable et fraternel. Nous rencontrons des hommes. Des hommes qui viennent à l’atelier pour passer le temps, pour quitter la routine, pour rencontrer d’autres gens, pour obtenir de bonnes appréciations qui peuvent motiver un allègement de peine. Certains viennent pour écrire et photographier mais ils ne sont pas la majorité, l’objet de l’atelier
n’est pas la motivation principale. Personne n’est dupe.
Et certains, même, ont oublié de quoi il s’agissait exactement : ah bon ? On va écrire ?
Avec Benoît, ce n’est pas notre première expérience en prison. Nous avons mené il y a trois ans, un projet à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. On a déjà vécu cela et pourtant on ne s’habitue pas. Oui, les embarquer dans une aventure créative nécessitera pas mal de patience et une grande capacité d’adaptation. On n’oublie pas qu’ils sont détenus et que cela altère la relation au temps et parfois aux autres, pas au sens entendu par ceux qui nous questionnent, inquiets : vous n’avez pas peur ?
Sincèrement, on n’éprouve aucune crainte quant à une possible violence contre nous. Aucune raison à cela. Notre vraie crainte réside plutôt dans le manque d’envie, d’empathie ou de motivation des participants. Le ventre mou de tous les ateliers de création. Alors notre défi sera celui-là : réveiller leur curiosité !
Sans oublier que la grande différence entre eux et nous, c’est qu’à la fin de la journée, on récupérera nos affaires à la consigne, on franchira librement les sas et la porte de sortie, on rentrera dans nos voitures et on exécutera un geste banal que tous les détenus nous envient : démarrer sa voiture, faire vrombir le moteur et prendre la route. Oui, chaque soir, on quittera la prison même si celle-ci ne nous quittera pas si facilement. Présence entêtante. Tous les soirs, avec Benoît, on ne parle que de ça.
Démarrage de l’atelier. Salle banale et acoustique fatigante. Ronronnement omniprésent de la ventilation. Fenêtres bloquées, impossible d’ouvrir. Dehors reste dehors. Ils sont là, seize au total, dont une douzaine formeront le noyau dur sur lequel on pourra compter et qui s’investira dans le projet. Petit à petit, le groupe devient un rassemblement d’individus, jeunes et moins jeunes avec chacun sa personnalité.
Parfois des bribes de leur histoire personnelle nous seront confiées. Parfois ils raconteront les raisons de leur incarcération, leur condition de vie, leur vie d’avant – celle du dehors. Parfois cela traversera leurs écrits ou pas. Certains plus discrets. La première séance débute avec Matilde Brugni de Stimultania autour du jeu de médiation LES MOTS DU CLIC. Un choix de cartes pour aiguiser son regard face à une photo et qui permet, ensuite, d’affiner ses commentaires.
Apprendre à voir.
Apprendre à dire.
Temps d’échange qui fait naître ce texte collectif :
NOIR ET BLANC. CIGARETTE.
IL EST TRISTE,
PERSONNE NE VEUT DE SES FLEURS.
IL A PEUR DU PASSÉ.
QU’EST-CE QUI EST RÉEL ?
LA LUMIÈRE C’EST IMPORTANT POUR L’OMBRE.
IL EST PERDU. IL EST SUSPENDU.
IL NOUS MONTRE QUELQUE CHOSE.
IL EST SOUILLÉ PAR LA COULEUR.
BALANCEMENTS.
IL TIENT UN MIROIR.
IL VEUT NOUS RENDRE FOU
OU ALORS IL DEMANDE DE L’AIDE.
C’EST ÇA : IL A CHUTÉ.
IL Y A DE LA DIRECTION DANS SON REGARD.
IL Y A DE LA DÉCEPTION.
C’EST UNE HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ.
PEUT-ÊTRE QU’IL REMONTE.
PEUT-ÊTRE QU’IL DESCEND.
IL VEUT QUITTER LA BOUE.
IL VEUT RETROUVER DE LA HAUTEUR.
J’ai décousu les baleines en acier de mon soutien-gorge. Cela ne sonnera plus quand je passerai le portique de sécurité. Benoît manipule avec précaution son alarme portative individuelle (API) car la veille, nous avons vu surgir, d’un coup, plusieurs surveillants inquiets et fébriles parce son alarme avait sonné (nous n’avions rien remarqué). Et ce sera l’objet d’un stress quotidien, redresser l’API pour ne pas la faire sonner. Une bonne partie de notre matériel a été rentrée, et surtout on a fait le point la veille sur les dispositifs qui ont marché ou pas pendant cette première journée. On associe mieux visages et prénoms et une certaine confiance s’est instaurée entre nous et les participants. On a réussi à les mettre à l’oeuvre même s’il a fallu composer avec les allées et venues tout au long de l’atelier, avec les difficultés de concentration de certains et avec leur incessant besoin de bouger, de marcher, d’échanger des infos, de divaguer… Sauf celui qui s’endort sur sa chaise, le corps lourd en médicaments. On laisse faire. Il est là et d’ailleurs tout à l’heure, il écrira quelques phrases brèves qui s’inquiètent de l’état du monde. Et ils se mettent au boulot, à leur façon… Nous devons garder à l’esprit que le temps de l’atelier a été pris sur le temps précieux de la promenade.
Faire écrire… Photographier… Se mettre en phrases. Se mettre en jeu. Souffler sur une plume. Lire un poème. Jouer des ombres et de la lumière. Benoît est content, le groupe se prête plutôt bien aux mises en scène proposées. Des images prennent forme. Le soir, il sublime sur son ordi les photos prises et moi, je mets au propre les textes. Concentrés. Puis on parle de ce qui a eu lieu. Puis on doute à nouveau sur le jour d’après et sur ce qui va sortir de tout cela. Six jours, c’est peu. Et comment raconter l’implication dans un texte qui peut paraître banal, hors contexte ? Comment partager la difficulté de s’exprimer avec des mots fragiles à l’orthographe incertaine ? Comment raconter la magie d’un silence qui s’installe avec toutes les têtes baissées sur la feuille et la main qui fait avancer les mots et les phrases ? Comment raconter la difficile mise en place d’un dispositif photo : une rallonge trop courte, une fenêtre difficile à obscurcir, un effet qui ne donne pas le résultat escompté ? Comment raconter le présent ? Le maintenant ? S’écrire – photographier. Se poser sur une feuille et dans le cadre de l’objectif. Petits pas. Donner à lire, donner à voir. Temps morts, forcément. Photos floues, forcément. Creux de vague et hors cadre du temps. Et puis les pépites. Les surprises. La force d’un instant de vérité. Sublimer sans mentir, c’est notre travail à Benoît et à moi.
Grandes feuilles blanches, pinceaux, rouleaux et encre. Après avoir écrit un poème, il est l’heure d’en extraire un mot, une phrase pour la calligraphier. Dans le restreint de la salle, on partage l’espace. On prend le temps de se concentrer. Fermer les yeux. Diriger son regard vers l’intérieur. Laisser le mot choisi résonner dans son corps. Silence. Oublier les autres bruits. On y va. Les mains hésitent, puis l’encre s’étale dans l’énergie du mouvement… On répète plusieurs fois le même geste. Yeux ouverts, yeux clos. Apprendre la lenteur. Production. Accumulation. Les feuilles jonchent le sol. Laisser l’encre sécher. À nouveau, on oublie un peu le temps, le lieu… Un peu. Les traces serviront à la prochaine séance photo. Peut-être. Pour Benoît, il y a toujours l’inquiétude que le dispositif inventé sur le papier, dans la quiétude de son bureau, de sa maison, ne fonctionne pas sur place. Et parfois, l’effet attendu n’est pas au rendez-vous. Il faut alors réajuster. Pas simple. Pas commode. Flottement, hésitation, doute… comme pour toute activité de création, mais ici, le temps nous est compté.
Le clic du pad des ordis. L’imprimante qui imprime. On travaille côte à côte – Benoît et moi. L’un aux textes, l’autre aux images. Installés à la table du logement – Airbnb, dans le centre-ville de Villefranche (dehors il pleut et pleut) – nous travaillons à donner forme aux images et aux textes fabriqués par les détenus depuis plusieurs jours. Valoriser ce qui a été fait sans dénaturer. Notre travail équivaut à celui des exhausteurs de saveur dans la cuisine. Une substance qui, sans en modifier le goût, intensifie la perception gustative de l’aliment. Aujourd’hui, le passage du sas a été plutôt rapide mais quelque chose d’épuisant, physiquement et moralement, à passer tous les portiques, grilles et sas… La crainte d’avoir oublié un objet interdit dans les poches ou le sac. Enlever ses chaussures, sa ceinture. Remettre ses chaussures, sa ceinture. Emporter les cartons, les sacs, les livres, le papier, le matériel. Se tordre le dos.
Porter.
Trimballer.
Poser.
Porter à nouveau. Oui les ateliers en prison sont physiques. On sort fourbus.
Et quand ça râle trop dans nos têtes, se dire qu’on a cette chance formidable de pouvoir sortir tous les soirs. De prendre le volant de la voiture, écouter la radio puis ranger la voiture au bas de l’immeuble. Chaque soir d’ailleurs, on hésite entre rentrer directement à l’appartement ou marcher dans les rues voire même la tentation d’un film au cinéma. Et puis non, on retourne à l’appartement, on se met au travail – bon qu’à ça comme dirait Samuel Becket.
Aujourd’hui il a fallu gérer un imprévu : une seule salle de libre pour les deux ateliers. Une douzaine de mètres carrés pour accueillir une quinzaine de personnes. On décide de ne pas désespérer. On pousse les tables à défaut de pousser les murs. Dans un coin on installe l’atelier écriture, dans un autre coin l’atelier cyanotype, un procédé photographique, ancien, monochrome, qui permet un tirage photographique bleu cyan. Donc un coin pour enduire les supports, un coin pour séchage au sèche-cheveux, un coin avec UV et lunettes sur les yeux, un coin écriture, lecture, stylos, crayons, papiers. Et on écrit et on fabrique. C’est un peu fou mais cette proximité, étonnamment, nous met tous au travail. On oublie (il me semble) le contexte. On crée, on se réinvente et ça fait du bien. On rit pas mal aussi. À tel point que le lendemain, le gymnase nous paraitra soudainement très grand. Trop grand.
Ultime séance de travail. Benoît lance un dispositif dit « Le photographe aveugle ». Les yeux bandés, il faut photographier un modèle en se laissant guider par un participant complice. Un troisième photographie la scène. Hors-champ. Hors cadre. Laisser faire le hasard qui toujours nous propose des pistes d’exploration étonnantes. Apprendre à se défaire de certains savoir-faire qui corsètent l’expérimentation. Le hasard nous ressemble. Pendant ce temps, avec les autres participants nous rassemblons les textes. Chacun signe une autorisation ou non autorisation d’exploitation de son image. On prend également le temps de noter les adresses de ceux qui seront sortis le jour de la restitution prévue en février. Tout passe si vite.
Et malgré les imprévus, malgré les difficultés, l’émotion s’invite toujours ou plutôt la vie. Et ce dernier jour, ce sera magique. Nous sommes assis en rond sur le grand tapis emprunté au culte musulman, en attendant de partager le goûter et de tout ranger. L’ambiance est particulière, ça sent la fin… On est assis autour de Fernand, le gitan, et il nous chante a capella, de sa belle voix de ténor, un chant qui convoque le plus humble des oiseaux et pourtant si fragile car en voie de disparition : le moineau.
Il chante et nous autres qui formons un seul et unique groupe, nous écoutons. Oublieux du lieu et de ce qui nous y réunit. On reçoit un chant offert. C’est alors, incroyable surgissement de la réalité, qu’un moineau volète au-dessus de nos têtes. Il nous survole pas même effrayé. Comment est-il rentré ? Qu’importe. C’est un cadeau… Car à ce moment là, nous tous, malgré le dur de la vie, malgré les barreaux, malgré les surveillants… Un bref moment. Nous avons été heureux.
Heureux.