Rendez-vous à 9 h à Stimultania. Café – jus de fruit sur le parking et premières discussions sur le programme. La journée s’annonce chaude, du coup la balade photographique est plutôt prévue sur la matinée. D’autant que l’idée du jour est de se poster près de l’autoroute pour prendre les camions en photos (ou plutôt les écritures sur les camions) – pas spécialement bucolique, autant éviter d’y aller sous 40 degrés.
À Givors, nul besoin d’aller bien loin pour trouver l’autoroute : elle coupe la ville en deux. Karim fait le guide, il connaît un spot parfait pour prendre les images. Situé non loin d’une sortie – l’avancée est un peu périlleuse, les voitures déboulent en trombe – l’endroit est en effet idéal pour la prise de vue. Le coin aurait presque un petit charme (de l’herbe, des arbres), avec une maison qui aurait presque pu être sympathique. Si ce n’est le flot de voitures à proximité, le béton, les tags plus ou moins en harmonie.
Tout le monde se met en place et commence à bombarder les camions qui défilent. Et ça passe vite un camion, il faut déclencher au bon moment. Certains klaxonnent à la vue – improbable – de cette ligne de photographes braqués sur leur cabine. Karim dit « celui-là il roule à plus de 70 ! » et rigole en se prenant pour un radar. Il a trouvé une technique : appuyer quelques centièmes de secondes avant l’arrivée du camion dans le cadre. Tassadit est très concentrée, elle ne bouge pas d’un pouce et attrape les camions dans son cadre. Les écritures défilent (Malherbe, Samat, JP, Transservice, Querlioz, Olano) et aussi les sans écriture (c’est assez étonnant, d’ailleurs, le nombre de camions sans écriture) mais tout ça n’a presque pas d’importance : le graal c’est d’attraper le camion Gagne. Le camion Gagne, c’est Benoît qui l’a repéré et il en a fait le but ultime. Or voilà qu’un bout d’un petit quart d’heure, il se profile à l’horizon. Cris de joie et holà générale – mais pas trop longtemps parce qu’il ne faut pas la louper, cette photo. Gagne est dans la boîte.
Doucement, les participants reprennent la route. Sur un des arbres il est écrit (assez joliment au demeurant) : ASAB, qui aurait pu être l’Association Sportive Automobile du Beaujolais mais qui, a priori, se réfèrerait plutôt à une guerre déclarée entre Lyonnais et Stéphanois – All Stéphanois Are Bastards, donc. Un peu plus loin, il y a eu vengeance : « Lyon salope » est tagué en vert. Givors est la dernière limite du Rhône, après c’est la Loire. Deux mondes – les idées reçues sont coriaces, elles s’accrochent comme des sangsues – qui ont cultivé une certaine animosité dégoulinant jusqu’aux stades de foot. Karim raconte que dans les usines, avant, les patrons étaient rhônalpins et les ouvriers ligériens.
Passage près du foyer Adoma qui héberge aujourd’hui les anciens ouvriers (pour la plupart Algériens) des usines de Givors, ainsi que les demandeurs d’asile. Karim a travaillé au foyer pendant un temps, quand il s’appelait encore foyer Sonacotra et qu’il n’y avait que les ouvriers. Il connaissait les pensionnaires – dont beaucoup sont morts aujourd’hui – ces hommes qui vivent dans 9 m2 sans cuisine et sans salle de bain mais qui refusent de quitter l’endroit parce qu’il n’est pas cher et qu’ils peuvent envoyer le reste de leur maigre retraite à la famille restée au pays. Il dit que l’ambiance du foyer à changer depuis qu’il est également ouvert aux familles en demande d’asile.
Après la passerelle, arrivée dans la zone de l’ancienne verrerie devenue parc de nature et… parc automobile. La cheminée se dresse, unique vestige de l’usine détruite. Un banc a été positionné juste devant, tourné vers la tour (qui vient ici se tordre le cou ?). Il y a aussi l’écriteau en hommage aux « victimes des maladies professionnelles non reconnues ». Plus loin, un tunnel de tags en tout genre (vraiment tout, comme ces chiffres « 10 €, 20 € » – allez savoir ce qu’il se vend là dessous). Tassadit est inspirée, et, discrètement, elle prend un peu tout le monde en photo. Georges s’applique aussi, il parle peu mais il est concentré.
Retour au bureau-cour-parking. Benoît et Patrice prennent alors un moment pour raconter leur travail. Le premier photographique, avec certaines séries où le mot joue le rôle principal ; l’autre littéraire, inspiré de faits divers, pour essayer de comprendre ce qu’il est parfois difficile de l’être. Puis visionnage des images de la journée. La première photographie est un muret de briques. Là, Georges s’explique : dans les interstices se dessinent (il montre avec son doigt) le chiffre 5 et le chiffre 2. Et ces deux chiffres, du moins la graphie de ces deux chiffres, sont la naissance de l’écriture Kongo. Ils sont les signes originels de cette écriture (de cette langue ? de tout ?). Il n’en dit pas plus pour l’instant, il y reviendra plus tard.
L’après-midi est consacrée à l’écriture, à l’intérieur, parce qu’il fait plus frais. Georges est retourné à son livre, qu’il doit absolument terminer. Kassem a un rendez-vous pôle emploi. Deux vaillants donc : Karim et Tassadit qui se lancent dans l’exercice difficile d’écrire. Pas facile de trouver l’inspiration. De se laisser aller. Karim raconte l’histoire (folle) d’un ami chauffeur qui se retrouve un jour le dos complètement coincé, impossible de bouger, alors qu’il est en train de rouler. Tassadit invente à partir de l’image du tunnel et du panneau « des 2 côtés ». Il sera question d’un ami enfermé, pour des raisons obscures, dans un pays qui n’est pas le sien. Il sera finalement libéré, passera de l’ombre à la lumière.
Après leur départ, artistes et médiatrice discutent. Où en est-on ? Où est-ce qu’on va ? Il y a un moment de flottement, d’incertitude. Est-ce que tout est compris par les participants ? Ils semblent parfois un peu perdus. Tout le monde semble un peu perdu. Les manières de travailler ne sont pas forcément les mêmes, il faut s’ajuster. Poser les choses, à nouveau. Voir quelle direction peut prendre les jours qui restent.
Un projet de création collective mêlant des artistes et des personnes amateurs n’est jamais un fleuve tranquille. Toujours il y a des creux, des bosses et des râteaux qui se dressent. Toujours il faut revoir les choses, s’adapter. Ici, le défi est particulièrement élevé : d’abord deux structures (Stimultania, Diaphane) amenées à travailler ensemble pour la première fois sur une intervention artistes/publics – fragilité du cadre, donc, car nouveauté. Ensuite deux artistes, aux disciplines et aux univers différents, qui ne se connaissent pas mais sont invités à travailler ensemble avec deux groupes, des adultes et des jeunes, sur deux temps différents autour d’un même projet. Ajoutons l’aléatoire de la présence des participants un jour sur l’autre, un petit virus qui a retourné le monde comme une crêpe et une température qui, cette semaine, a pris 10 degrés de plus. Normal que ça vacille un peu. Pourtant le fond, la base, est bien là, étalé sur la table. Il y a eu des images, il y a eu des mots. La matière est riche, elle est faite de plusieurs pistes – ce qui donne cette impression d’explosion – mais en même temps quelque chose est là, qui fait sens, qui relie. Il faut « juste » mettre le doigt dessus, le rendre plus clair, le concrétiser.
Avant ça, bière en terrasse, repos, nuit.