25 juin 2020
09h, RDV habituel dans la cour pour la mise en route de la journée. Là, tout est reposé sur la table. Il s’agit de reprendre le projet dans son entier, de rendre visibles les pistes qui ont émergé, d’éclaircir les idées. Une des pistes est de partir de ce chiffre, 41, qui avait été pris en photographie par Georges le premier jour. Il avait alors expliqué qu’il avait pris ce 41 (un numéro de rue) parce qu’il connaissait une personne partie à cet âge là. Ce chiffre, sorti de nulle part, deviendra le cadre : quarante et une images qu’il s’agira de garder dans la production réalisée. Jouer sur l’absurde, l’aléatoire, la surprise. Finalement c’est ce qui a guidé les prises de vue jusque là. Devant les images étalées, chacun choisit une piste, dans lequel il est plus à l’aise, pour se lancer de nouveau dans l’écriture. Karim accompagne Kassem afin de lui expliquer ce qui est dit. Les rôles de chacun s’affinent.
Kassem se plonge tout de suite dans l’écriture. Il veut le faire en français, s’appuie sur son téléphone pour aider à traduire. Finalement, il se lance dans un protocole : il écrit sur son téléphone en arabe, traduit puis envoie à Benoît. Karim et Tassadit assistent la traduction Google en rigolant. « C’est n’importe quoi ! ». Effectivement, la traduction est parfois absurde (mais on reste dans l’ambiance générale, du coup) et possède un potentiel poétique énorme.
La salle est silencieuse, bruits discrets des crayons à papier, du bip sur le téléphone, du clavier. De temps en temps, quelques échanges. Soudain, un grand débat sur la photographie d’un objet désarticulé à terre : Kassem se demande, est-ce que c’est une chaise ? Il n’est pas sûr, lui, que ça soit une chaise. Karim, dis « mais si c’est une chaise ». Kassem n’est pas convaincu. Il essaye d’expliquer. Il se lève, fait des gestes, on dirait plutôt comme une étagère, celles qui se suspendent, en tissu. Ce n’est pas sûr non plus. Au bout d’un moment il dit : “vous voir une chaise mais peut-être que les personnes voient autre chose”. Benoît répond : c’est ça, l’idée, chacun peut y voir ce qu’il veut. « C’est vous les carrossiers, c’est vous qui choisissez comment repeindre la voiture. » Kassem est lancé, il n’arrête pas d’écrire des petits bouts de textes qu’il fait traduire sur son téléphone et qu’il transmet à Benoît. Karim écrit un peu, discute beaucoup. Il dit qu’en Égypte et en Syrie, ils sont bons en écriture, qu’il y a une grosse production cinématographique. Tassadit est silencieuse, très concentrée sur son texte, mais elle écoute toujours d’une oreille.
L’après-midi, Kassem est parti et ne reviendra pas : il a un stage qui débute. Il remercie, nous remercions. Ce n’est qu’un au-revoir, on l’espère, puisqu’il y aura les retrouvailles en automne pour la restitution du projet. Restent les fidèles, Tassadit et Karim. Comme l’idée, expliquée dans la matinée, est de se raccrocher au chiffre 41 (pas si aléatoire que ça, on le verra) pour choisir le nombre d’images, Patrice propose un nouvel exercice : trouver quarante et un mots dans le journal local du Progrès. Des mots qui résonnent avec les photographies réalisées, avec ce qui a été dit ou ressenti depuis le début. Karim découpe « tout changer ». Dans la journal, il s’agit du climat. Dans le projet, ça sera peut-être la fameuse voiture rafistolée. Tassadit épluche avec soin chaque page, elle prend son temps pour choisir. Matilde et Benoît se prennent au jeu. Au passage, quelques lectures croustillantes de voleur de voiture, de voiture brûlée, de conduite sans permis, de train qui fonce sur une voiture. Quelque chose de l’ordre du véhicule qui flotte dans ce projet… Tassadit choisit le mot fuite. Elle le découpe dans le journal, avec un ciseau énorme, alors que le mot est tout petit. C’est une petite fuite.
Une fois les mots trouvés, il s’agit de sortir à nouveau, cette fois à la pêche aux images qui viendraient illustrer les mots. Faire avec ce qui vient, rester dans un périmètre restreint. Près de la sortie de la Stimultania, à l’angle de la rue, il y a deux jeunes qui envoient des pétards (discrets) à un troisième larron perché à la fenêtre du 2e étage. Matilde pense à boom, qui se trouve dans la liste à illustrer. Elle va les voir pour prendre en photo un pétard mais trouve un mur de silence. Haussement d’épaules, non ils n’ont plus de pétard entier. Les deux s’échappent, le troisième rentre. Peur de l’engueulade ? Matilde ramasse un des pétards pétés – on dirait une fleur.
D’abord, des photos rue Joseph Faure, à ce moment de la journée complètement coupée en deux : le soleil qui tape fort d’un côté, l’ombre de l’autre. Karim trouve le numéro 41 inscrit sur la poubelle du numéro 41 de la rue. Il s’occupe aussi de condamné et fermé – facile, à Givors, il suffit de prendre les vitrines des commerces. Tassadit prend le ciel, plein de fois.
Pour chef de clan c’est vite trouvé aussi. Tout le monde se dirige d’un bon pas vers Félicie, qui habite tous près. Félicie est Italienne, sa maison surplombe l’entrée du passage Mussieu sur lequel elle règne – rien ne lui échappe. Par chance, elle sort justement de chez elle. Elle minaude un peu, au début, refuse d’être prise en photo (« je suis moche »! ) mais accepte assez vite et s’installe fièrement sur le pas de la porte. Elle raconte que pendant le confinement elle s’installait là, devant chez elle, au milieu du passage, rejoint par les voisins et les voisines. Un moment (vital) de sociabilité. « Mais à distance attention ! On faisait gaffe ! » Depuis, ils continuent et l’agora s’installe tous les jours, aux heures les moins chaudes.
Une des voisines arrive justement avec son petit fils. Elle connaît Karim, avec qui elle a travaillé. Discussion. Le petit fils a un pistolet qui servira pour le mot abattu. Lui-même ne veut pas poser, alors c’est le bras (pansé) de sa grand-mère qui brandit le pistolet. Il y aura aussi jumeaux (deux poteaux fluorescents), cassé, fuite. La voisine s’amuse de voir Karim prendre des photos. Il lui explique, dans un sourire : « on fait des photos ratées ». Et ces mots ne sont pas anodins – derrière, il y a bien la compréhension de ce qui se joue.
Poursuite vers les bords du Rhône, 110 km/h sera illustré par le mot Pilote inscrit sur un vieux-camping car. Des pigeons bien alignés deviendront des soldats. Un passant croisé servira de modèle (de dos) pour inconnu, son polo rose se détachant dans le vert des arbres. L’ambiance est légère, et les prises de vue sont différentes, la manière de prendre de les photos est différente.
Retour au bureau et, directement, visionnage et sélection des images. Tout le monde se quitte à 17 h. La journée a été très chaude, les corps sont fatigués.